Je croyais que jamais je ne m’y plairais. Or, je me suis détrompé de ce préjugé. Mon premier souvenir de cette vaste province portugaise, au sud du Tage, remonte au Noël de 1977. Mon père nous avait emmenés au Portugal pour visiter notre famille. Nous avions fait une escapade en voiture pour nous faire une idée plus précise de l’endroit, un véritable périple à bord d’une Mini de location. Mon père nous avait demandé de ne pas parler en anglais, sous prétexte que l’Alentejo était plein de communistes. Et même s’il y avait peut-être une part de vérité dans ses propos — davantage motivés par la perte de son entreprise d’exportation de céramique après la révolution de 1974 que par les communistes locaux — la réalité n’en demeure pas moins que les gens étaient tout à fait charmants.
Reportons-nous à présent en 1981. Je passe mon premier été sans mes parents au Portugal. Mes grands-parents avaient loué une chambre en Algarve pour séjourner deux semaines près de la plage. Or, pour atteindre cette bande de sable dorée en partant de notre maison de Coimbra, il fallait traverser l’Alentejo. Le Portugal n’était pas encore membre de l’Union européenne. Aussi bien dire que les routes étaient carrément épouvantables. Après le passage des montagnes escarpées de la sous-région de Beira et la route en lacet, la longue route droite de l’Alentejo procurait un soulagement bienvenu.
Mon grand-père aimait la bonne chère. Son itinéraire de voyage dépendait des restaurants. En fait, il avait son restaurant préféré dans la plupart des grandes villes et, bien sûr, l’Alentejo figurait sur son itinéraire. Ma grand-mère, originaire de Porto, ne partageait pas ses points de vue. À son avis, plus on s’aventurait vers le sud, moins la nourriture était bonne. Elle était aussi persuadée que personne au sud du fleuve Mondego ne pouvait cuisiner bien le riz. Elle était d’avis que concocter des mets à base de pain était très rudimentaire et que l’ajout de coriandre dans n’importe quel mets revenait à cuisiner avec du savon. Elle n’a pas manqué de nous faire savoir à quel point elle détestait la nourriture de l’Alentejo. À titre d’anecdote, il faut dire qu’elle a bien failli mourir de faim lors d’un séjour d’une semaine en Italie.
L’un de mes premiers souvenirs de repas dans l’Alentejo est celui d’un énorme restaurant style années 1940 à Montemor, appelé O Monte Alentejano. Mon grand-père avait raison; la nourriture était bonne.
Je ne suis pas « alentejano » de souche. Ma famille est originaire de deux villes : Vila Nova de Poiares et Porto. Ainsi, rien ne me liait à l’Alentejo. Enfant, je ne connaissais rien de cette région. Mais, comme le dit une vieille chanson, je ne savais pas ce que je laissais dans l’Alentejo, mais j’ai commencé à m’en souvenir. Malgré l’aversion exprimée par certains membres de ma famille et les blagues sur le rythme de vie, je suis tombé en amour avec cette région. C’est indéniablement l’un des plus beaux fleurons du Portugal. Un littoral bien préservé, d’immenses plaines ondoyantes, une lumière magnifique qui aurait enchanté Claude Monet, de petits villages sertis comme un joyau dans des collines encerclées par les murailles d’un château, des fromages exquis, des olives et des pains comme il n’en existe nulle part ailleurs… c’est cela l’Alentejo!
J’ai pris conscience que l’Alentejo était un monde à part, incompris du reste du Portugal. Mais cela m’a interpellé.
J’étais un enfant de la ville. J’ai grandi à Chicago et, comme bien des jeunes, j’aimais les hamburgers et les hot-dogs. À cette époque-là, mes aliments provenaient essentiellement de la chaîne d’épiceries Treasure Island. Mon contact à la terre se limitait à faire un saut à Grant Park, un grand parc public. Et puis un été, mon père m’a envoyé au Portugal y passer un mois. À la télé, il y avait le samedi matin, à la place de Tom et Jerry, des dessins animés du bloc soviétique. Dans les marchés, pas seulement les poissons, mais aussi les poulets et les chèvres étaient présentés avec la tête à ma grande surprise. Ils étaient suspendus à des crochets. Ne vous ai-je pas dit que les gens mangeaient de la chèvre?
Ce qui m’a attiré dans l’Alentejo, c’est simple : ce sont les gens. L’on dit que le peuple portugais est aimable et accueillant. Cette réputation n’a jamais été démentie. Mais les habitants des plaines et des collines de l’Alentejo sont sans contredit parmi les personnes les plus gentilles que j’aie jamais rencontrées. Ces personnes m’ont fait une forte impression au cours de mon enfance.
J’ai déjà relaté dans un autre billet le problème de voiture que j’avais eu à Ponte de Sor. Jamais, je n’oublierai la femme âgée de Terena. Par une chaude journée d’août, j’étais mu par le désir d’explorer tous les châteaux du Portugal, y compris celui de Terena. Dans les années 1980, la plupart des châteaux, tels des géants édentés, étaient tombés dans l’oubli. Quelques-uns avaient des portes en bois. Durant les chaleurs de l’été, ces portes étaient verrouillées à Terena. Or, je souhaitais tant visiter le château. Comment aurait-il pu en être autrement puisque Terena est l’un de ces endroits où l’ampleur de l’ancien château éclipse la ville elle-même? Mais la porte était verrouillée. Rien n’indiquait à qui s’adresser pour en demander l’ouverture. Un homme âgé qui passait par là m’a désigné une petite maison en haut de la route. La femme qui s’y trouvait avait en effet la clé. La perspective de s’aventurer sous un soleil de plomb pour déverrouiller la porte de ce château semblait l’enthousiasmer au plus haut point. Ce château visité, ma liste en comptait 140 autres!
Quelques années plus tard, je me souviens m’être arrêté avec des amis dans une ville inconnue, Gavião. Les rues étaient plutôt désertes. Nous avons aperçu un policier solitaire. Nous nous sommes arrêtés et lui avons demandé où manger. Comme s’il s’agissait d’une question de la plus haute importance, il marqua une pause pour y réfléchir. Il prit la parole, puis s’interrompit pour considérer à nouveau les options. À l’époque, la ville d’environ 4 000 habitants comptait deux restaurants. Il nous en a recommandé un vivement. Après nous avoir donné les indications pour s’y rendre, il fit à nouveau une pause. « À bien y penser, je vais vous y emmener, a-t-il dit, suivez-moi. » Nous avons roulé très lentement pendant qu’il nous accompagnait à pied jusqu’à son restaurant préféré. Puis, il nous a présentés au chef. Il avait raison! La nourriture était délicieuse. Je me souviens encore du goût frais et délicieux du bar (robalinho en portugais) frit que j’y ai mangé.
Enfin, laissez-moi vous raconter ma rencontre avec un vieil homme à Escoural. La grotte d’Escoural présente des peintures préhistoriques fort intéressantes. La grotte se trouvait au bout d’un long chemin de terre, au milieu de nulle part. Un vieil homme était assis à l’entrée de la grotte. Non seulement il avait l’air ravi de nous voir, mais il était heureux de nous la faire visiter. Il n’était ni archéologue ni professeur. Cet habitant sympathique assurait bénévolement l’entretien de la grotte et accueillait les visiteurs qui empruntaient le chemin de terre pour découvrir les peintures et gravures rupestres.
L’Alentejo est un endroit où les gens semblent se souvenir de ce que la plupart d’entre entre avons tendance à oublier. Cette région hors du commun se distingue par son ciel lumineux, ses oliveraies, sa gastronomie, ses vins remarquables et ses paysages incomparables.
La vie s’écoule plus lentement, mais par choix. Tout acquiert ici un goût nouveau et merveilleux. Ce qui rendait cet endroit si spécial à mes yeux, c’était qu’il ne ressemblait à aucun autre. Qui sait si c’est ce qui a attiré les Romains, les Arabes et d’autres à s’y attarder. Il me paraît impossible de comparer l’Alentejo à un autre endroit. Et je suis toujours surpris de voir les visiteurs quitter Lisbonne pour se diriger vers l’Algarve en passant à côté de la meilleure région du Portugal. Nous, nous nous y sommes arrêtés il y a de cela plusieurs années et j’en suis bien content aujourd’hui. J’espère que, vous aussi, vous prendrez le temps d’apprivoiser l’Alentejo et de faire sa connaissance.
* Jayme H. Simões est un blogueur de tourisme au Portugal. S’il a grandi à Chicago, il connaît à fond le Portugal pour y avoir passé ses étés à l’explorer avec sa famille.